https://www.youtube.com/watch?v=RProlO-KvKw
Le 27 avril dernier, la mort de David Weiss (né en 1946, à Zurich) est discrètement annoncée par les médias. Une série de modestes hommages est rendue sur la toile, les réseaux sociaux, comme dans la vie. Sculpteur et dessinateur, il mène une première partie de sa carrière en solo, jusqu’à sa rencontre avec Peter Fischli (né en 1952, à Zurich) avec qui il a travaillé pendant trente trois années. Une intense collaboration qui a donné vie à une œuvre décalée, poétique, caustique, critique et ironique. Ensemble, ils sont parvenus à survoler les pratiques contemporaines tel un ovni loufoque et complexe dont l’œuvre interroge non seulement les institutions culturelles et médiatiques, la critique, le marché, mais aussi l’art en lui-même : sa construction, ses classifications et ses normes. Ils n’ont eu de cesse de placer leur travail dans une marge, un espace de liberté et d’intransigeance critique. Leu matériau de prédilection était le quotidien, la banalité, le familier, le trivial. Un matériau ingrat qu’ils sont sus transcender et métamorphoser pour questionner et bousculer notre rapport aux images, à la société de consommation et aux objets. Au fil du temps ils se sont forgé une importante réputation internationale en exposant au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris, àla Tate Modern à Londres ainsi qu’au Musée Guggenheim et au Museum of Modern Art à New York. En 2003, ils décrochent le Lion d’Or àla Biennalede Venise et en 2006, ils obtiennent le prix Hartmann pour l’ensemble de leur œuvre.
C’est en 1987 que le duo se fait connaître du grand public avec l’œuvre vidéo Der Lauf Der Dinge (Le Cours des Choses) où au moyen d’astuces surprenantes, de procédés chimiques, physiques et techniques, des objets tombent, filent et coulent les uns sur les autres entraînant une succession hallucinante de probables catastrophes. Dans une ancienne usine et sur une quarantaine de mètres, des objets explosent, s’enflamment, roulent, sont projetées les uns vers les autres. Au moyen de pétards, essences et autres produits inflammables, des rouges, des balles, des jouets, des bidons et autres actefacts issus du quotidien (domestique comme industriel) sont les vecteurs d’une interminable chaine de cause à effets. Chaque acte, chaque parole, chaque décision a des répercussions sur la vie de l’autre, tout est lié, interconnecté. Tel est le message invoqué par le duo suisse. Rien n’est isolé, nous portons tous une responsabilité par rapport à l’Autre, directement ou indirectement. Avec des moyens techniques dérisoires, bricolés, recyclés, ils parviennent à capter notre attention et à métamorphoser ces objets invisibles afin qu’ils deviennent les moteurs et les transporteurs de messages polysémiques. Le film est aujourd’hui compris comme une œuvre emblématique et programmatique des deux artistes.
La vidéo, la photographie, l’installation, la sculpture, la performance, l’édition d’art font partie de leur palette technique dont ils ont su repousser les limites et les frontières. Des photographies présentant une ville fabriquée à partir de charcuterie, de cornichons et de croquettes pour chien (Wursterie – 1979), des fleurs sous plastique (Herbst, Fall – 1997) ou encore toutes sortes de paysages communs, ennuyeux et inintéressants rassemblés sur des tables lumineuses (Visible World – 1987-2001). Des sculptures mettant en scène une souche d’arbre peinte en noire (Root – 1986-1988), des objets reconstitués à partir d’argile brute (Mausi Hat Hoch – 191 ou Shoe – 2009), une composition culinaire et aérienne élaborées à partir d’une bouteille de vin, une louche une assiette ébréchée et un filet d’ail (Natural Grâce – 1985) ou encore une synthèse de ce qui peut être envisagé comme la vie d’un artiste dans son atelier : une boîte vulgairement fabriquée à partir de planchettes aux dimensions différentes, peinte en blanc, sale et remplie d’objets liés à l’atelier (In The Studio – 2008). Chaque bribe de leur environnement devient un outil ou un matériau qu’ils adaptent à leur esthétique du bricolage qui fait aussi référence au monde de l’enfance, à l’instinct de construction avec ce qui est disponible et ce qui permet des associations immédiates.
Le côté artisanal participe à l’effet souvent comique et décalé de leurs pièces. Une connexion avec le monde de l’enfance que nous retrouvons dans leur projet Rat and Bear où les deux artistes, travaillent à partir de deux costumes, l’un de rat, l’autre d’ours. Des costumes comme des alter-ego, mis en scène lors des différentes expositions : étalés au sol, suspendus dans les airs, enfouis sous des couvertures. Des costumes qu’ils portent eux-mêmes dans des films comme The Right Way où ils instillent une réflexion sur la nature, l’environnement et l’impact de nos actes sur lui ; ou bien le film intitulé The Point of Leat Resistance (1981) où les deux compères découvrent un cadavre dans une galerie à Los Angeles et décident de mener l’enquête pour en déterminer les circonstances et l’auteur. Un cadavre dont ils vont se servir pour entrer dans le monde « branché » de l’art aux Etats-Unis. Les scénettes à la fois burlesques et troublantes sont des prétextes pour aborder une multitude de sujets en lien avec le chaos généré par notre société de consommation où l’humain, sa conscience et son imagination, sont broyés, contraints et formatés. Des conséquences que les deux artistes n’envisageaient pas comme une fatalité puisqu’ils n’ont cessé de les combattre et de les détourner. Au moyen d’une esthétique farfelue, ironique et poétique, ils sont parvenus à nous offrir une lecture alternative du chaos dans lequel nous vivons. «Un commentaire sur le monde des apparences. Du Platon terre à terre. Nous aimons aborder les grands thèmes philosophiques à travers une posture idiote et puérile» [Citation des artistes. Libération, avril 2012]. Une lecture de tous les possibles qui a marqué l’histoire de l’art contemporain de manière durable.
Julie Cren